Sagesse

13/5/1945

Pourquoi le cacher ? L'opinion a, en général, été déçue d'apprendre que la France ne participerait pas, comme puissante invitante, à la conférence de San-Francisco. Il ne faut pas s'en étonner. Un peuple qui a traversé les épreuves que nous avons vécues sent le besoin d'affirmer sa grandeur. Il nous est pénible de ne pas être toujours considérés comme une très grande puissance, nous, un empire de cent millions d'hommes étendu sur tous les continents. Et pourtant...

Et pourtant, vous l'avouerai-je ? Quand j'ai su que la France ne serait pas puissante invitante à San Francisco, j'en éprouvai comme un soulagement. Une politique de prestige est une tentation pour un peuple qui doit chaque jour affirmer sa vitalité pour qu'on ne le néglige pas. Mais un telle politique irait à la fois à l'encontre de nos traditions et de nos intérêts les plus profonds. Pour redonner à la France son rang, il importe d'abord que nous soyons fidèles à nous-mêmes et que notre politique soit proportionnée à notre force réelle et à notre vocation. Je dis force réelle, car évidemment il ne faudrait pas limiter exagérément notre horizon, hypnotisés par une misère qui n'est que transitoire : le fond reste bon, notre sol est riche et fécond. Mais force limitée quand même, car nous ne pouvons pas prétendre égaler l'URSS ou les États-Unis, ni non plus l'Empire britannique.

Être puissance invitante, cela eut pu nous flatter, bien qu'après tout cela ne nous eût jamais égalé qu'à la Chine. Par contre, c'était accepter intégralement et sans retouches aussi bien les conclusions de Yalta que les plans de Dumbarton Oaks.

La conférence de Yalta aura eu le grand mérite de resserrer les liens d'une coalition que son succès même risquait de dissocier. Mais la France avait-elle intérêt (en admettant qu'il ne se fût pas posé un problème moral) à accepter purement et simplement le partage du monde ébauché déjà à la conférence de Téhéran ? La conférence de Yalta, avec son caractère dictatorial et tout ce qu'elle suppose d’immixtion dans la vie des peuples secondaires, a inquiété les petites puissances. Or, il importe que nous ne décollions pas de ces moyens et petits États. Ils sont notre clientèle traditionnelle. Un instinct les porte vers nous, car les solutions que nous imposent l’exiguïté même  de notre territoire, et sa richesse qui n'est pas pléthore, leur sont facilement adaptables. Notre culture y est largement répandue. Enfin, nous venons de vivre avec eux l'expérience de l'occupation. Une telle misère vécue ensemble nous lie. Le général de Gaulle a nettement marqué son intention d'établir des rapports réels avec tous ces peuples. La gloire d'être la cinquième grande puissance – avec la Chine – vaut-elle de froisser ces amitiés ?

Évidemment il ne faudrait pas que nous nous limitions à cette sorte d'alliance. Ce fut la grande erreur de notre politique, dans l'entre-deux guerres, que de ne nous constituer comme contrepoids à l'Est que des peuples trop faibles : Tchécoslovaquie, Roumanie, Pologne. De ce point de vue, l'alliance franco-russe garde tout son prix. De même il faut souhaiter ardemment que se conclue cette alliance franco-britannique dont le voyage de M. Georges Bidault à Londres est, espérons-nous, le prologue. L’alliance anglaise permettrait même que se cimente une sorte de syndicat des puissances sinistrées, des pays qui sortent réellement appauvris de la guerre, - et l'Angleterre en est. Ce rapprochement des peuples sinistrés serait sans doute la politique la plus réellement constructive vis-à-vis de la paix, dès lors que, par notre alliance, la Russie peut être assurée qu'un tel bloc ne serait pas comme elle l'a craint à Munich jusqu'à en garder la hantise, tourné contre elle.

Par ailleurs, être puissance invitante à San Francisco, c'était pour la France, accepter les projets de société internationale échafaudés à Dumbarton Oaks et complétés à Yalta. Nous n'avons pas la place ici de disséquer ces projets. Disons simplement qu'ils sont beaucoup moins constructifs qu'on pouvait l'espérer, et que, sous prétexte de réalisme, ils ne construisent à peu près rien. L'opposition d'une grande puissance suffit à empêcher toute solution pacifique des conflits. Or, peut-on imaginer un conflit d'une quelque importance où une grande puissance ne soit pas impliquée ? En matière internationale, on en est toujours au liberum veto... Ici encore, les petites puissances se sont inquiétées. Le Gouvernement néerlandais vient de rédiger un mémorandum à ce sujet. Nous avons peut-être mieux à faire qu'à accepter purement et simplement ces projets.

Par contre, puissance invitée et non plus invitante, la France peut avoir à San Francisco une situation privilégiée. Ne sera-t-elle pas la plus grande des puissances non invitantes, capable de cristalliser autour d'elle l'ensemble des « Invités » ? Qui sait ? Peut-être obtiendra-t-elle ainsi que soient remaniés les plans de Dumbarton Oaks, qu'autrement elle eût dû accepter d’emblée. Surtout, la construction politique du monde, telle qu'elle vient d'être élaborée à Yalta, telle qu'elle sera peut-être complétée à San Francisco, présente bien des failles. L'heure des révisions viendra fatalement. Il sera peut-être bon pour la France de n'avoir pas été comprise dans cette construction, car c'est vers elle, qui gardera son prestige intact, qu'on devra forcément se tourner. Puisqu'on nous impose cette abstention, sachons qu'elle peut porter ses fruits.

Et puis, de toute façon, dans un congrès comme dans la vie politique de tous les jours, il peut être meilleur d'être la première moyenne puissance que la dernière des grandes.